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«Quand il y a le feu, il faut crier au feu !»

Pierre Rabhi, penseur de l'écologie et de la décroissance, nous a accordé un entretien.

La civilisation humaine est-elle au bord de l'effondrement ? C'est la vaste et angoissante question qui sera au coeur de la Fête des Amanins, le samedi 15 juin. Pierre Rabhi, co-fondateur du centre agro-écologique de la Roche-sur-Grâne et penseur de l'écologie et de la décroissance, a accepté d'évoquer avec nous ce thème qui, dans la Drôme comme ailleurs, agite en ce moment de nombreux esprits...

Le Crestois : Pourquoi avoir choisi cette année le thème de l'effondrement ?

Pierre Rabhi : Lorsqu’on regarde ce monde troublé, on s’aperçoit que la planète est aujourd’hui en convulsion. La question est de savoir si cette période est transitoire, et conduira à quelque chose de meilleur, ou s’il s’agit au contraire d’une phase négative dont on ne se remettra pas. Il est évident que le chemin collectif pris par l’humanité aujourd’hui comporte un certain nombre d’impasses. Pendant longtemps, nous avons vécu dans l’illusion. Mais il suffit d’ouvrir les yeux pour constater le désastre, et s’apercevoir que les dérèglements s’expriment dans tous les domaines.

LC : Qu’est-ce qui vous distingue des «collapsologues » ?

PR : Ces idées, je les ai depuis 50 ans, et je n’ai pas fait que de les proclamer et ajouter des bouquins dans des bibliothèques. Avec ma compagne, nous avons décidé de vivre en Ardèche et d’organiser notre résistance. Je suis devenu ouvrier agricole, j’ai pratiqué l’agriculture écologique, récusant l’agriculture qui recourt à des substances toxiques. Nous vivons dans un lieu sur lequel sont inscrits les engagements que nous avons pris il y a 50 ans.

LC : Quand vous avez pris ce virage, aviez-vous déjà en tête cette idée d’effondrement ?

PR : Ce qui laissait pressentir cela, c’est la façon dont l’humanité toute entière organisait déjà le vivre-ensemble. Nous sommes dans une folie abominable où ce qui préside au vivreensemble, c’est le conflit, les antagonismes, religieux et idéologiques. Tout ceci est, à l’évidence, la cause du désarroi dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Pierre Fournier* disait : «On ne sait pas où on va, mais on y va.» On ne maîtrise même plus notre histoire. Nous sommes réellement déterminés dans notre existence par la dictature marchande, qui domine tout. Nous sommes dans une société qui est la plus fragile de toute l’histoire de l’humanité : si nous n’avons plus de carburant, d’électricité et de communication, c’est l’effondrement général d’un système qui se prétend solide.

LC : Pensez-vous comme certains qu’on peut prévoir un effondrement majeur dans un futur très proche ?

PR : L’effondrement est déjà là. Moi, je mange à ma faim, mais je peux vous assurer qu’il y a des enfants qui meurent de faim. Le drame et la tragédie ne sont pas pour demain, ils sont actuels. Les forêts s’amenuisent, la faune disparait. Les semences sont devenues hybrides : nous n’avons plus la maîtrise de la semence qui a permis pendant plus de 10.000 ans d’évoluer librement. Aujourd’hui, des chimères comme les OGM ont été placées devant nos yeux dans une stratégie machiavélique. On lobotomise les gens en les divertissant. Je ne rejette pas le divertissement en général, mais celui qui rend les gens stupides et les amène au consentement permanent. Prenons le cas de Trump. C’est un imbécile plein de lui-même et bête comme ses pieds. Mais il n’a pas pris le pouvoir par un coup d’État, il a été élu par des millions de gens. Il révèle le niveau de conscience de ces millions de gens qui l’ont intronisé. Idem dans bien d’autres pays. Si l’on fait le catalogue de ces aberrations, tout cela prépare effectivement à un effondrement, qui sera, à mon avis, totalement inédit dans l’histoire de l’humanité. Parce qu’aujourd’hui, les êtres humains ne maîtrisent même plus leur capacité à survivre et à se nourrir, ils sont complètement managés et pris en charge par un système qui est dans l’obsession de la productivité et du capital financier.

LC : Sombre constat...

PR : La question n’est pas de savoir s’il est sombre, mais s’il est vrai ou pas. Quand il y a le feu, il faut crier «au feu». Il ne faut pas s’empêcher de réveiller les gens au prétexte qu’ils sont en train de dormir. C’est ce que je cherche à faire. Je ne suis pas là pour écrire des thèses, des antithèses et des foutaises. Je suis confronté depuis plus de 50 ans à une réalité tangible, qui est la Terre qui nous nourrit et qu’on abime. Je n’ai pas envie de perdre cette part de jubilation qu’apporte la beauté de la nature. En Ardèche, nous sommes installés sur un terrain soi-disant pauvre, mais qui nous offre beaucoup au niveau de l’esprit et de l’âme. Nous pouvons voir depuis chez nous dix-sept clochers, le lever et le coucher du soleil, entendre le chant des oiseaux... Ce sont là les vrais privilèges, et non pas de disposer d’un bon compte en banque ! Ce qui est tragique, c’est que des gens confisquent ce que la nature donne de bon et de beau pour augmenter le produit national brut. Mais on ne tombe pas amoureux d’un produit national brut !

LC : Comment en parler aux jeunes et aux enfants ?

PR : Plutôt que d’insister sur l’effondrement, qui peut angoisser, on peut insister sur la nécessité d’un autre mode de vie. Préparer les enfants à la solidarité plutôt qu’à la compétition, à se secourir mutuellement, à vivre une belle aventure solidaire plutôt que chercher à être le meilleur, pour gagner plus d’argent qu’on aura même pas le temps de dépenser. Sortons de l’absurde ! Il faut se poser d’abord la question : «Qu’est ce que vivre ?» La société ne peut pas changer si les êtres humains ne changent pas. Avec l’éducation, on accède à un espace dans lequel on peut transformer l’humain positivement. Qu’on apprenne à un enfant la valeur suprême de la nature, à laquelle il doit la vie. Apprenons plutôt à estimer et à respecter la vie, la nature, la terre, les êtres. Nous serons alors sur le chemin libérateur. Il n’y en a pas d’autre.

Propos recueillis par Martin Chouraqui

* pamphlétaire écologiste et libertaire

Article publié dans Le Crestois du 14 juin 2019

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