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Alimentation : la vallée est-elle autosuffisante?

Le 28 février, nous publiions un article sur l'autosuffisance alimentaire de la Biovallée. Alors que les flux de marchandises sont perturbés par la crise sanitaire, la question prend aujourd'hui tout son sens.


C'est à un exercice de pensée original que s'est livré Pierre Thomé, ancien travailleur social, chercheur et auteur : dans une étude présentée lors des dernières rencontres de l'Ecologie au quotidien à Die, et commandée par l'association Biovallée, il a tenté de savoir si ce territoire était auto-suffisant en alimentation. C'est-à-dire, si la production agricole locale suffirait à nourrir sa population, de plus de 57 400 personnes, sans dépendre d'approvisionnements extérieurs.

Imaginons une catastrophe naturelle ou industrielle, un conflit majeur, une crise énergétique... Ces risques peuvent mettre en péril la sécurité alimentaire d'une population : à savoir l'accès permanent de tous à la nourriture, en quantité et en qualité suffisantes, soit en la produisant soi-même, soit en ayant les moyens de l'acheter. Pour garantir cette sécurité alimentaire, il est plus sûr de pouvoir assurer sa propre production – donc, d'être auto-suffisant. C'est de ce principe que part Pierre Thomé, transposant cette réflexion à l'échelle de la vallée de la Drôme.

Et ses résultats sont plutôt rassurants : car la Biovallée, estime-t-il, est largement auto-suffisante. Pour cause, elle bénéficie d'une agriculture importante et relativement diversifiée, pour une faible densité de population. Ainsi, ce territoire couvre le tiers du département de la Drôme, mais compte à peine 11% de ses habitants. L'inverse des métropoles, comme Paris, Lyon ou Rennes, où Pierre Thomé a mené des études similaires : l'agriculture urbaine y est selon lui anecdotique par rapport aux besoins des citadins.

UNE AGRICULTURE TERRITORIALISÉE

Dans le détail, l'auteur s'est appuyé sur deux grilles d'analyse. La première, inspirée du réseau d'agroécologie Les Fermes d'avenir, suppose que nous mangions 40% de viande en moins, partiellement bio, et à 90% local (en conservant quelques produits qui ne poussent pas en Drôme, comme le riz ou le café). Il nous faudrait alors, pour se nourrir, 2500 m2 de surface agricole par personne (ou 1000 m2 de moins si on se passe de viande). Ce qui correspond à environ 14 400 hectares de terres pour l'ensemble des habitants de la Biovallée. La seconde grille d'analyse – conçue notamment par la Fnab (Fédération nationale de l'agriculture biologique) – arrive peu ou prou aux mêmes résultats : il faudrait 16 200 hectares de terres agricoles pour nourrir les habitants de la vallée. Les critères sont ici légèrement différents, avec une alimentation 100% locale, 30% bio et avec 25% viande en moins.

Dans les deux cas, les terres dont auraient besoin les habitants de la Biovallée pour se nourrir représentent à peine le tiers de sa surface agricole réelle – qui est de 46 787 hectares (en 2010). Il y a donc de la marge, pour nourrir des populations de passage (touristes, etc.) ou exporter, de manière « maîtrisée », des produits comme le vin ou les noix. « La Biovallée présente actuellement de nombreux atouts (eau, bonnes terres, forêts, climat, polyculture, motivations de nombreux habitants...) pour le développement d’une économie agricole territorialisée, tendant vers l’autosuffisance alimentaire », conclut l'auteur de l'étude.

« Ici beaucoup de gens nous parlent d'effondrement [théorie selon laquelle des risques majeurs, comme la fin du pétrole, le changement climatique ou une crise financière, pourraient causer l'effondrement de nos sociétés dans un avenir proche]. On a voulu se faire une idée... et on est rassurés, note Lyliane Orand, administratrice de l'association Biovallée. On est un territoire exemplaire, très bien situé sur cette question. » « Même sans imaginer un avenir trop angoissant, on peut se demander si cette vallée a la capacité de produire assez d'aliments pour ses habitants, ne serait-ce que dans l'objectif de réduire les transports et de relocaliser une production agricole moins néfaste pour l'environnement », précise Pierre Thomé.

EROSION DES TERRES AGRICOLES

Néanmoins, si la situation est favorable aujourd'hui, elle n'évolue pas dans le bon sens, du point de vue de la souveraineté alimentaire. Car la Biovallée gagne en habitants, et perd en surfaces agricoles. Ce n'est d'ailleurs pas une spécificité : en France, la production agricole stagne depuis les années 1990, la part des agriculteurs et emplois liés à l'agroalimentaire diminue, la surface agricole aussi (- 17% en soixante ans), tandis que les importations de produits alimentaires ont presque doublé depuis 2000 (rapport d'information du Sénat, mai 2019).

Du côté de la Biovallée, donc, la population a augmenté de 16% en quinze ans. En même temps, les terres cultivées s'amenuisent – à un rythme plus rapide que la moyenne nationale -, abandonnées ou grignotées par l'artificialisation des sols. Nombre d'agriculteurs ne trouvent pas de repreneurs, et le territoire a perdu le quart de ses exploitations agricoles entre 2000 et 2010. Depuis, l'érosion s'est poursuivie (des chiffres actualisés paraîtront en 2021).

Par ailleurs, l'un des principaux risques pesant sur la production agricole de cette vallée est l'eau – une ressource vouée à se raréfier avec le réchauffement, qui engendre des étés plus longs, plus chauds, plus secs. Selon le SMRD (Syndicat mixte de la rivière Drôme), il y a déjà, l'été, « une insuffisance quantitative des ressources en eau récurrente par rapport aux besoins ». « Près de 90 % des prélèvements en eaux de surfaces et en nappes d’accompagnement de la Drôme sont destinés à l’irrigation », poursuit le syndicat. Le maintien de la production agricole dépendra donc, aussi, de son adaptation au changement climatique.

DES CHOIX POLITIQUES

Au-delà de ces évolutions de fond, l'auto-suffisance alimentaire est aussi tributaire de certains choix, dans les façons de produire et de s'alimenter. La question de la consommation de viande, par exemple, est déterminante, tant l'élevage exige beaucoup de surface agricole. Le maintien d'une diversité de cultures aussi, pour s'alimenter correctement. Dans la Biovallée, selon l'étude, 91% sont des terres labourables et en herbe (céréales, maraîchage, élevage), et 9% des cultures permanentes (fruits, vignes).

Le lien entre producteurs et consommateurs est aussi important, pour que les produits de l'agriculture profitent aux habitants sur place. La Biovallée est ici bien placée – plus largement, la région Auvergne-Rhône-Alpes est la première région de France sur les circuits courts, avec le tiers des exploitations concernées, selon le ministère de l'agriculture. Quant aux potagers des particuliers, c'est une production à la marge, et difficile à évaluer – même s'ils peuvent faire gagner en autonomie à l'échelle d'une famille. « Cela ne suffira pas à nourrir tout le monde, estime Pierre Thomé. Ce qui est essentiel, c'est de valoriser les agriculteurs professionnels, pour qu'ils gagnent mieux leur vie, qu'ils se maintiennent, et que les jeunes s'installent... »

Ces orientations sont-elles soutenues politiquement ? Selon Lyliane Orand, de la Biovallée, « les élus sont globalement sensibles à ces questions, mais restent trop frileux par rapport à l'urgence des indicateurs qu'on connaît [sur la crise environnementale] ». La CCVD, en particulier, travaille à relocaliser notre alimentation, notamment dans les cantines, ou en mettant en lien producteurs et consommateurs (par exemple avec la plateforme Agri-Court). « Il y a une réflexion sur l'auto-suffisance, car des citoyens nous interpellent sur le sujet, mais elle n'est pas encore aboutie... Ce sera le sujet du prochain mandat », prévoit le président de l'intercommunalité, Jean Serret, alors que les élections municipales approchent à grands pas.

Angela Bolis

Publié le 28 février

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