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« On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste »

"Transitions", la tribune de Vincent Meyer du 27 avril 2020.

Quand Gébé écrit et dessine l’An 01 dans Charlie Hebdo, en 1970, son récit a quelque chose d’une fable hippie, d’une utopie écolo, d’un rêve doucement farfelu. J’en sortais avec un regard perdu dans un ailleurs bucolique et étrange. 50 ans après, c’est un rêve éveillé qui revient chacun des jours qui suivent chaque nuit. « On arrête tout » ? C’est presque fait. 10 millions de salariés en chômage partiel. Les voitures rouillent au garage et les avions sur les tarmacs. Les tankers sont à l’ancre, remplis de pétrole inutile. Les voisins se sont rapprochés. On s’entraide, on partage. C’est tous les jours dimanche ? Pas vraiment ! Mais pour Bruno Latour, « la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique ».

« On réfléchit » ? Il y a de quoi. Quand un système structuré, qu’il soit biologique, géologique, cosmique, s’effondre, les savants évoquent "l’entropie" qui est une mesure de l’état de désordre du système. Retour à un niveau d’énergie bas. Moi, j’entends "en-tropie". Comme si le retour à un niveau énergétique de base était la conséquence de trop de "trop" : trop de pollution, trop de CO2, trop de plastiques, trop de pesticides, trop de déchets, trop de consommation, trop de déplacements, trop d’agitation… « Ce monde n’est pas fini, il va gigoter encore. Après le confinement, un boom économique provisoire le rassurera. Seul un nouveau mouvement citoyen animé par une pensée forte et une conscience lucide pourra ouvrir le chemin d’un monde nouveau », déclare Edgar Morin.

Justement, ce mouvement citoyen est en germination. Une vaste prise de conscience se fait jour. Le débat d’idées bat son plein et les plateformes d’échanges vibrent de propositions. Les idées passent du concept à la réalisation un peu partout, avec des réalisations concrètes dans la solidarité active, la permaculture, la simplicité volontaire, le partage d’expérience. Le monde nouveau émerge du quotidien. Du bocal, on passe au local. Les convergences, au-delà des différences légitimes, doivent trouver leur expression collective et politique pour s’imposer dans la construction du nouveau monde.

Car le retour, compulsif et rapide, au passé productiviste et néo libéral ne manque pas de soutiens. Les contraintes du droit du travail et de l’écologie sont, d’ores et déjà, partiellement levées pour un temps indéterminé. La machine tourne à vide et piaffe d’impatience. On risque de passer du week end sans fin à la semaine de 40 heures. Les milliards ruissellent déjà sur des industries de toute façon condamnées. Stop ! Faisons du passé simple un futur antérieur ! Le génie de la vraie vie est sorti à l’air libre. Il ne se laissera pas remettre dans la bouteille. Nous sommes nombreux à ne pas vouloir de leur "meilleur des mondes" eugéniste, technocratique, ubérisé et numérisé, sous contrôle par caméras, drones ou tracking. « J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire ! » déclare André-Comte Sponville.

La Chine nous montre que libéral et totalitaire ne sont pas incompatibles. Veillons à ne pas dériver vers cet anti modèle. La peur du virus ne doit nous faire perdre notre discernement. La grippe de Hong Kong, en 1968 et 1969, a fait 1 million de morts dans le monde. Et la grippe espagnole, en 1918 et 1919, 50 millions de morts. Nous en sommes loin. Mais notre rapport à la maladie et à la mort a considérablement changé. Dans notre monde hédoniste, la mort est inacceptable dès qu’elle prend un visage proche et familier. Nous acceptons néanmoins passivement les 160 000 morts annuels par cancer en France. Staline ne disait-il pas : « la mort d’un soldat russe est une tragédie, mais la mort d’un million d’hommes est une statistique » ? Alors réjouissons-nous de tous les vivants épargnés, depuis deux mois, par la pollution et les accidents de la route.

Ce moment est propice pour méditer sur le banal déni. Déni commun à la mort et au dérèglement climatique, ainsi qu’aux antennes relais, au nucléaire, au tabac... Danger certain mais immatériel, invisible, lointain, aléatoire. Pas un déni mental car nous savons que l’homme est mortel, mais un évitement : nous refusons inconsciemment de prendre en compte concrètement ce qui nous effraie. La mort est, aujourd’hui, un évènement d’autant plus douloureux pour les proches que l’accompagnement des mourants est empêché et qu’ils sont souvent privés d’assister aux obsèques du fait du confinement. Voir le corps, ou au moins le visage, est essentiel pour faire le deuil. Des démarches créatives, comme celle d’Actes26, tentent de pallier la difficulté. La mort fait partie de la vie. Ce que souligne Gide qui s’adresse à chacun de nous : « une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie ». Alors, vive la vie. « Et c’est pas triste ! »

Vincent Meyer

Publié le 28 avril 2020

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