Gigi et la pandémie
La chronique de René Bergier du 6 mai 2020.
Glups ! C'est moi Gigi le petit poisson émigré; vous vous souvenez ?
Les nouvelles circulant bizarrement moins vite dans l'eau que sur terre, je viens juste d'être informé par mon cousin revenant d'un séjour à St Benoit, que la planète avait été attaquée par une minuscule bestiole orientale sans queue ni tête, qui se reproduit à vitesse grand V, infectant au passage tous les humains qu'elle rencontre. Si nous les poissons, nous avions une reproduction aussi rapide, c'est les pêcheurs qui seraient contents. Il paraît que sur terre, on appelle ça une pandémie.
Cette info m'a été confirmée par mon copain le barbeau, de retour de Marseille, qui la tenait d'une sardine rencontrée au vieux port. Elle lui avait même affirmé que les humains pris de panique, s'étaient cloîtrés masqués chez eux, fenêtres et volets fermés. Là, je pense que la sardine marseillaise en a un peu rajouté.
A bien y réfléchir, c'est vrai que depuis un certain temps, je sentais bien qu'il se passait quelque chose : le pêcheur avait déserté les rives de la Drôme ; plus aucun gamin ne jouait sur les galets. Le pont du Batelier était devenu subitement silencieux, tant les passages de véhicules s'y étaient fait rares. Mon quartier avait pris des allures de cimetière.Seule une camionnette avec un gyrophare bleu était venue sur les berges en observation. Etrange !... ce n'était pourtant pas encore la saison des nudistes.
Puis progressivement, la nature avait repris ses droits et le silence du début s'était alors peuplé d'autres bruits et mouvements. Les oiseaux ont paru plus nombreux dans les ramières. C'est ainsi que j'ai pu observer, outre les habituelles bergeronnettes ou chardonnerets, quelques goélands, un martin (pas celui du Crestois) pêcheur et même plusieurs canards. Mon pote le castor s'était même enhardi à sortir de dessous ses fagots de branches pour une petite bronzette sur le rocher. Tandis que le héron plus tranquille dans sa quête, s'était permis d'inviter sa famille; aussi discrète que lui mais tout aussi dangereuse. Si la nature semblait merveilleusement reprendre ses droits, la situation paraissait quand même un peu bizarre, tant nous nous étions habitués à "l'anormal" de tous les jours.
On s'est donc réuni entre poissons du quartier pour glupser (parler en humain) de cette pandémie et surtout pour savoir si nous ne serions pas un jour aussi concernés. Ma vieille amie la carpe qui a un savoir immense et qui le distille à bon escient (pas comme certains), nous a développé sa théorie, expliquant que les humains non immunisés étaient obligés de se protéger de cette attaque par des barrières; alors que nous la faune aquatique locale, tant que nous continuerons à nous nourrir d'aliments naturels trouvés sur place, nous en serons préservés. D'ailleurs, nous voyons bien ce qui arrive quand par gourmandise ou grosse fringale, on s'égare à mordre certains mets préparés par le sournois pécheur… De plus, a-t-elle ajouté, cette mini bestiole qui aurait migré de l'animal vers l'homme, refuserait de faire le voyage retour… Nous voilà rassurés, car je me voyais mal éternuer au creux de ma nageoire et encore moins porter un masque.
Notre immunité naturelle serait due - toujours selon ma copine - à l'environnement sain dans lequel nous évoluons, surtout depuis que la Drôme a retrouvé en grande partie sa pureté; même si la qualité s'est faite au détriment de la diversité et du volume de notre alimentation.
Par ailleurs, nous les poissons de rivière qui limitons nos voyages et nos échanges et de ce fait ignorons le reste du monde, nous avons peu de chance de rencontrer cette bestiole qui a mis le souk sur la planète. Nous avons aussi une grande capacité d'adaptation aux multiples situations qui peuvent survenir dans la rivière : sécheresses, crues, rencontre d'embâcles ou autres embûches tels les plots de la passe du Batelier…
De plus, notre société de poissons est structurée différemment de celle des humains. Par exemple, les lois y sont naturelles et logiques. C'est ainsi que les uns nourrissent les autres… aux premiers d'éviter de trop servir de nourriture aux derniers. Vous me direz, c'est un peu comme ça sur terre. Sans doute, à la différence près que cette sélection "naturelle" n'est pas le résultat d'une loi ni de la décision d'un chef; le tout étant que l'équilibre des espèces demeure… pour peu que l'humain n'y mette pas la patte.
Nous nous sommes aussi organisés de façon à éviter les grosses embrouilles entre nous. Pour ce faire nous n'avons ni chefs, ni technocrates, ni savants, ni économistes et encore moins de politiques; nous ignorons d'ailleurs la droite, la gauche et le centre…"aquatiques" nous sommes, "aquatiques" nous resterons. Autre avantage reposant : nous n'avons ni journaux (mis à part l'excellent Crestois), ni télévision, ni réseaux sociaux et encore moins des "Je sais tout". En fait, notre vie est simplement rythmée du début à la fin par notre maxime : "Si tu veux avancer, ne te laisse pas porter par le courant ni pousser par les autres… nage !" Une bonne façon de ne pas trop se poser de questions.
A la lecture de mon billet, vous pourriez penser que nous sommes heureux comme des poissons dans l'eau, et que nous vivons dans le meilleur des mondes; peut-être ! Mais comme toujours, quand il y a avantage il y a aussi inconvénient; et pour nous il est de taille et injuste : si nous ne mangeons naturellement pas d'humains, ces derniers par contre nous dégustent sans vergogne et au final, c'est toujours les mêmes qui se gavent… mais là aussi, il faut faire attention à l'équilibre.
Aller, à bientôt pour de nouvelles confidences. En attendant, protégez-vous.
René Bergier
Publié le 6 mai 2020