Histoire : une nuit de nativité
À tous les médecins ami(e)s ou inconnu(e)s qui, parfois au péril de leur vie, sauvent la nôtre. Un conte d'Alain Landy.
Cette histoire se passe il y a longtemps déjà, au temps des 2 CV Citroën et des 4L Renault. En plein milieu de notre Drôme pittoresque, un jeune médecin de campagne célibataire avait une petite chatte qu’il avait appelée Seringue. Tous les jours, pour aller faire ses consultations, le docteur Martin se faisait accompagner de son animal de compagnie. Or, Seringue avait un don : elle pouvait prédire le temps qu’il allait faire parfois même, elle semblait plus douée que la météo officielle. Par exemple, si elle passait sa patte derrière son oreille, son maître savait qu’il allait pleuvoir dès le lendemain.
Un beau jour, alors que le docteur Martin allait partir dans sa 2 CV, il aperçut au loin sa petite chatte qui était en train de se passer les deux pattes dernière les oreilles et de se rouler par terre.
— Mais qu’est-ce que tu me fais là, ma petite Seringue ? demanda le jeune docteur.
Il n’avait jamais vu son animal de compagnie faire ça. Mais, comme toujours, il était pressé. Il fit grimper sa chatte dans la voiture, démarra son véhicule puis poursuivit sa route pour continuer sa tournée de visites.
Le lendemain matin, quand il se réveilla et qu’il regarda par la fenêtre de sa chambre, il vit que tout était blanc dehors. Tous les arbres, toutes les routes, tous les toits des maisons qu’il apercevait étaient recouverts d’un épais manteau immaculé.
— Voilà pourquoi ma petite Seringue se tortillait hier dans tous les sens comme un ver de terre ! Elle sentait venir la neige ! J’espère que je ne vais pas avoir trop de visites à domicile aujourd’hui ! pensa-t- il.
Or, nous étions la veille de Noël. La journée se passa assez tranquillement. À part quelques patients venus consulter dans son cabinet, le jeune docteur Martin n’eut donc pas à sortir. Il se préparait pour se rendre à la messe de Minuit quand son téléphone sonna. À l’autre bout du fil, une voix fébrile essayait d’expliquer la situation en quelques mots :
— «Je suis très ennuyé docteur, mais elle vient de faire les eaux et elle crie beaucoup. Pouvez-vous venir le plus vite possible ? Je ne sais pas quoi faire !
— Calmez-vous monsieur, calmez-vous. Dites moi déjà qui vous êtes et où vous habitez ?
Au volant de son véhicule peu chauffé, le docteur Martin avait beaucoup de difficultés à suivre une route pratiquement pas déneigée. De plus, les flocons qui tombaient en abondance venaient s’écraser sur la vitre de son pare-brise plat et accumulaient de la neige que deux essuie-glaces lymphatiques avaient du mal à balayer.
Insouciante, la jeune chatte dormait tranquillement sur le siège passager. Naturellement, la parturiente habitait une ferme isolée. Mais, il en fallait plus pour déstabiliser notre vaillant médecin de campagne. Au moment d’être admis à exercer la médecine, n’avait-il pas promis et juré d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité ? Lui qui avait une mémoire exercée et fidèle, il se souvenait encore aujourd’hui du serment d’Hippocrate qu’il avait appris par coeur et, en souriant, il se mit à le réciter à haute voix, ce qui réveilla sa compagne. Il la regarda puis continua son monologue en la caressant lentement de la main droite :
— Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité. J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences. Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. Je tairai les secrets qui me seront confiés. Je respecterai les secrets des foyers et ma conduite ne servira pas à corrompre les moeurs. Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. Je préserverai l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de ma mission. Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences. Je les entretiendrai et les perfectionnerai pour assurer au mieux les services qui me seront demandés. J’apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu’à leur famille dans l’adversité. Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré et méprisé si j’y manque.»
À peine avait-il terminé son soliloque qu’il se trouvait devant le portail grand ouvert du domicile de sa patiente. Grâce à l’intervention et à la dextérité du praticien, la naissance se passa bien. L’enfant était un garçon et vous devinerez aisément une partie de son prénom. Il devait s’appeler Jean, il se prénommerait Jean Noël : comme ça, personne n’oublierait son anniversaire.
L’heureuse maman ayant retrouvé son apaisement et son lit douillet, le docteur prit congé. À peine sorti de la ferme, le chemin n’existait plus ; il fallait le deviner maintenant sous l’épais manteau ouaté qui recouvrait uniformément toute la campagne environnante. Mais notre jeune docteur était intrépide et il avait envie de réveillonner. Le retour fut infernal et se termina à mi-parcours par une voiture bloquée dans le fossé enneigé, incapable ni d’avancer ni de reculer. Même si les Dedeuches avaient la réputation de coller à la route et de bien se défendre sur route glissante, fallait-il encore que la route existat !
Le docteur Martin, en costume et chaussures de ville, termina donc son périple à pied avec sa chatte d’un côté et son sac en cuir de l’autre. Heureusement, la neige s’était arrêtée de tomber, un ciel étoilé et une lune joufflue éclairaient son chemin.
Enfin arrivé au réveillon où personne ne l’attendait plus, revenu de sa mésaventure, notre jeune docteur Martin, qui avait finalement retrouvé son sourire et sa bonhomie, répétait à qui voulait l’entendre en secouant lentement la tête de haut en bas :
— Ah vous me la copierez cette douce nuit de Noël 1962, vous me la copierez ! Et encore, dans notre malheur, nous avons eu de la chance avec Seringue, nous aurions pu terminer notre nuit dans un ravin. Et les ravins, ce n’est pas ce qui manque dans notre belle région !
Joyeuses fêtes de fin d’année ! Vous pouvez consulter le bulletin météo à cette date, vous verrez que je ne suis pas un blagueur !
Alain Landy
Histoire publiée dans Le Crestois du 18 décembre 2020