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Le miracle de Noël

Un conte d’Alain Landy librement inspiré d’une nouvelle de Maupassant.

Docteur, Docteur : racontez- nous une histoire de Noël ! Le docteur Bellair fouillait dans ses souvenirs, répétant en murmurant les yeux mi-clos : « Une histoire de Noël ?.. Une histoire de Noël ?.. » Et, tout à coup, ses yeux s’écarquillèrent et il s’écria :

Mais si, j’en ai une, et une histoire bien bizarre pour sûr ! C’est une histoire qui semble irréelle : J’ai été le témoin d’un miracle ! Oui, oui mesdames et messieurs, un véritable miracle, pendant la nuit de Noël. Cela semble vous stupéfier de m’entendre dire ça, moi qui ne crois en rien sauf en la science. Et pourtant, j’ai été le témoin d’un miracle ! Je l’ai vu, vous dis-je, vu de mes propres yeux, ce qui s’appelle vu de chez vu quoi ! En ai-je été médusé? non, même pas ; car, même si je ne suis pas croyant, je crois en la foi : ne dit-on pas qu’elle déplace les montagnes ? J’en ai constaté son effet à maintes reprises chez des patients que je pensais perdus. Je vous avouerai humblement que si je n’ai été ni convaincu ni converti par ce que j’ai vu, j’en ai été cependant fort troublé.

J’étais alors médecin de campagne, habitant la séduisante petite ville de Bourdeaux, en pleine Drôme pittoresque. L’hiver, cette année- là était terrible. Dès début décembre, la Bise se calma et la neige tomba abondamment après une longue semaine de gelées. Les fermes isolées semblaient s’endormir sous l’accumulation de cette ouate épaisse et légère. Les champs de lavande, les prés et toutes les plantations basses avaient disparu sous le volumineux manteau blanc. La campagne était silencieuse. Seuls, quelques oiseaux affamés décrivaient de longues guirlandes dans le ciel. Cela dura presque une semaine, puis les flocons devinrent rares. La Bise revint alors prendre son rôle et nettoya le ciel. Pendant plusieurs jours, un ciel uniformément bleu le jour et la nuit, tout semé d’étoiles, s’étendit sur cette nappe immaculée.

Recouvert de ce linceul naturel, tout semblait mort, anéanti par le froid. Ni hommes, ni bêtes ne sortaient plus : seules les cheminées des maisons assoupies révélaient une vie cachée, en laissant échapper de minces filets de fumée qui montaient difficilement dans l’air glacial. De temps en temps, un arbre craquait, comme si ses membres de bois se brisaient sous son écorce. Seul, j’essayais d’aller consulter mes patients les plus proches, m’exposant sans cesse à rester enseveli dans quelque congère. C’est ainsi que je m’aperçus qu’une terreur mystérieuse semblait planer sur la région. Une telle calamité, pensait-on, n’était pas naturelle. Déjà certains prétendaient distinguer, la nuit, des voix bizarres, des sifflements aigus, des cris étranges. Une épouvante emplissait peu à peu les esprits qui s’attendaient désormais à un événement extraordinaire.

Courageusement, chaque matin, le facteur continuait à effectuer une tournée difficile, empruntant une route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens éloignés manquaient de pain, il le leur apportait du village.

Un jour, il resta quelques heures à causer et à se réchauffer dans ces maisons isolées et il se remit en route avant la nuit. Tout à coup, il découvrit un oeuf sur la neige; oui, un oeuf pondu là, tout blanc comme le reste de l’univers environnant. D’où venait-il ? Quelle poule avait pu s’échapper du poulailler et venir pondre en cet endroit? Notre facteur s’en étonna, ne comprit pas ; mais il ramassa l’oeuf et le porta à sa femme.

« Tiens, ma chérie, v’là un oeuf que j’ai trouvé sur la route ! lui dit-il en riant.

- Un oeuf sur la route ? Par ce temps-ci, es-tu saoul ? répondit-elle, hochant la tête

- Mais non, ma femme, même qu’il était encore tout chaud. Le v’là, j’ l’ai mis dans la poche de ma vareuse, emmitouflé dans mon mouchoir, pour qu’il n’refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton souper ! »

L’oeuf fut glissé avec précaution dans la marmite où mijotait la soupe, et le facteur se mit à raconter ce qu’on disait dans la région. Plus la femme écoutait et plus elle devenait pâle.

- C’est sûr que j’ai cru moi-même entendre des sifflets l’autre nuit, même qu’ils semblaient v’nir de notre cheminée.

Ils se mirent à table, mangèrent leur soupe d’abord, puis la femme prit l’oeuf durci par la cuisson et l’examina d’un oeil méfiant.

« Et si y avait quéque chose dans ton oeuf ?

- Mais que veux-tu qu’y ait ?

- J’sais pas moi, mais ?

- Allons, mange-le, ne fais pas la bête. »

Elle écala l’oeuf. Il avait l’apparence de tous les oeufs frais cuits. Elle se mit cependant à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant, le mâchouillant, l’avalant lentement par petites bouchées. Son mari, dubitatif, lui disait : « Eh ben ! dis-moi ! Quel goût qu’il a, mon oeuf ? » Elle ne lui répondit pas et elle finit par l’avaler en entier. Puis, brusquement, elle regarda son homme avec des yeux fixes, hagards, affolés; leva les bras, les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en poussant des cris abominables. Toute une partie de la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de tremblements effrayants, déformée par des convulsions hideuses.

Le facteur, impuissant à la tenir, usa de toutes ses forces et d’astuces inimaginables pour l’attacher à son lit. Et elle, elle hurlait de plus en plus fort, d’une voix infatigable : « J’l’ai dans l’corps ! J’l’ai dans l’corps, y me dévore ! »

Le facteur me fit appeler le lendemain aux aurores. J’ordonnai tous les calmants connus sans obtenir le moindre résultat. Même le vin d’opium ne semblait faire aucun effet. Elle était devenue folle. Alors, avec une incroyable rapidité, malgré la neige et le froid, la terrifiante nouvelle courut de maison en maison : « La femme du facteur est possédée ! La femme du facteur est possédée ! » Et on arrivait de partout, sans oser pénétrer dans la maison; on écoutait de loin ses cris affreux poussés d’une voix si forte qu’on les aurait crus poussés par une créature diabolique.

Naturellement, l’un des premiers à être prévenu fut le curé du village. C’était un vieux prêtre débonnaire qui accourut en surplis comme pour administrer un mourant. Il prononça sans tarder les formules d’exorcisme, pendant que quatre hommes maintenaient fermement la femme écumante sur son lit. Mais malheureusement, le malin esprit ne fut pas chassé pour autant. Et Noël arriva sans que cette météo glaciale eût changé sur notre région.

La veille de la Nativité, au matin, le prêtre vint me trouver : « J’ai envie, me dit-il, de faire assister cette malheureuse à l’office de cette nuit. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l’heure même où il naquit d’une humble femme.

- Je vous approuve absolument, Monsieur l’abbé. Si elle a l’esprit frappé par la cérémonie, elle peut, peut-être, être sauvée sans aucun autre remède, répondis-je.

Le vieux prêtre murmura : - Je sais que vous n’êtes pas croyant, Docteur, mais vous allez m’aider, n’est-ce pas ? Pourriez-vous vous chargez de l’amener jusqu’à l’intérieur de l’église ? » J

e lui promis naturellement mon aide. La nuit arriva tôt comme elle le fait en cette saison. Aux alentours de minuit, les cloches de l’église se mirent à tinter pour appeler les croyants. Des êtres sombres arrivaient lentement, par petits groupes, dociles à l’appel du clocher. Une pleine lune éclairait le firmament d’une lueur vive et blafarde qui rendait plus visible la pâle désolation des alentours.

J’avais pris quatre hommes robustes et je me rendis chez le facteur. La possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On ôta ses liens, on la vêtit proprement et chaudement du mieux qu’on le put, malgré sa résistance éperdue, et on la fit sortir de chez elle de façon "manu militari".

L’église illuminée et froide était maintenant pleine de monde. Dans un quasi silencieux brouhaha, les croyants attendaient leur curé. Je laissais la femme et ses quatre gardiens dans la cuisine du presbytère, et j’attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l’instant de la communion. Un grand silence planait pendant que le prêtre achevait le mystère divin. Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre assistants apportèrent la démente.

Dès qu’elle aperçut la lumière des cierges, la foule à genoux, le choeur en feu et le tabernacle doré, elle se débattit d’une telle vigueur, qu’elle faillit nous échapper. Elle poussa des clameurs si aiguës qu’un frisson d’épouvante se propagea dans l’église; toutes les têtes se relevèrent. Certains fidèles s’échappèrent en catimini. Elle n’avait plus l’aspect d’un être humain, son corps était contracté et tordu et son visage méconnaissable faisait surgir deux yeux terrifiants. On la traîna jusqu’aux marches du choeur puis on la tint fortement accroupie à terre.

Le prêtre attendait. Dès qu’il la trouva un peu calmée, il prit en ses mains son ostensoir et, s’avançant de quelques pas, il l’éleva au-dessus de sa tête, le présentant aux regards effarés de la diabolique. Elle hurlait toujours, les yeux fixés sur cet ustensile rayonnant. Le prêtre demeurait tellement immobile qu’on l’aurait pris pour une statue. Cela dura longtemps, longtemps, presque une éternité. La femme du facteur semblait fascinée; elle contemplait fixement l’ostensoir, secouée encore de quelques rares tremblements terribles. Elle continuait à hurler, mais, désormais, d’une voix plus émoussée.

Cela dura encore un long moment. Son regard semblait rivé sur l’hostie qui est au coeur de l’ostensoir. La femme du facteur ne faisait plus désormais que gémir et son corps raidi s’amollissait, s’affaissait, s’humanisait. Toute la foule était à genoux, les mains jointes, bredouillant des prières. Le facteur redoublait de ferveur. La possédée clignait maintenant des paupières, comme impuissante à supporter la vue de la représentation de Dieu. Elle s’était enfin tue.

Puis soudain, je m’aperçus que ses yeux demeuraient clos : elle dormait d’un profond sommeil, hypnotisée ; pardon ! vaincue par la contemplation persistante de l’ostensoir aux rayons d’or, certainement terrassée par le Christ victorieux. Ses porteurs l’emmenèrent hors du saint lieu, ronflante et inerte, pendant que le prêtre remontait vers l’autel pour terminer l’office. L’assistance, bouleversée, entonna en choeur un Te Deum d’actions de grâces.

Le facteur accompagna son épouse les bras levés et les yeux au ciel, tout frétillant, louant Dieu et tous ses Saints. Et la femme du facteur dormit quarante heures d’affilée, puis elle se réveilla sans aucun souvenir ni de la possession ni de la délivrance.

Voilà, mesdames et messieurs, le miracle de Noël auquel j’ai assisté. Le docteur Bellair se tut, puis ajouta d’une voix un peu contrariée : « Et, en toute bonne foi, je n’ai pu refuser de l’attester par écrit. » 

Hommage à nos préposés des Postes et à nos médecins de campagne.
À mon père, ancien facteur et receveur à Saoû.
Joyeuses fêtes
Alain Landy

“La bonne foi est une vertu essentiellement laïque, que remplace la foi tout court.” André GIDE

Conte publié dans Le Crestois du 25 décembre 2020