Drames d’enfants
La délinquance et la détresse juvénile ne sont pas nouvelles. Le Crestois le racontait il y a soixante-dix ans, le 10 mars 1951, évoquant une « épidémie », et tirant, au passage, sur la cupidité de la presse...
Longtemps, j’ai cru que le malheur n’avait pas prise sur l’enfant. Je pensais que les pires horreurs ne pouvaient empêcher la lumière de l’espérance d’éclairer ses yeux. Les faits me donnent tort, je suis effrayé par les récits qu’affectionnent certains journaux.
Il ne se passe pas de semaine que l’on apprenne la fugue ou la mort – une mort volontaire – de pauvres gosses. Des gosses qui ont à peine le regard ouvert sur les perspectives de la vie : 13, 16, 18 ans ! L’âge du rêve, des grands rêves, de l’enthousiasme et des premiers engagements. L’âge aussi des désespoirs.
Une réprimande des parents, une tendresse, trop précoce, contrariée, un insuccès aux examens... Et, brutalement, la moisson, encore verte, est fauchée. Il n’y aura jamais ni épis mûrs ni grains d’or. Les Bernard, les Yolande, les René, les Jacqueline, les Liliane, les Mireille ont pour toujours disparu.
Il est facile de pousser des cris d’indignation devant une épidémie qui, depuis deux ans, va en s’amplifiant. Le mal est contagieux. Pourquoi se voiler la face et se refuser à voir le danger ? Un danger plus gros de conséquences que la corrida électorale dont le Palais- Bourbon nous offre l’étrange spectacle.
FUGUES ET SUICIDES
La santé et l’avenir du pays sont en jeu. Pour forger les assises d’un peuple, l’apport d’enfants détraqués ou d’une jeunesse désaxée est nul.
Cela a commencé, au temps de l’occupation, par les « combines » du marché noir, qui fit surgir une cohorte de gangsters en herbe. Ils pouvaient d’ailleurs, fournir à leurs accusateurs des circonstances atténuantes. N’avaient-ils pas trop souvent sous les yeux l’exemple de parents et d’amis qui « savaient se débrouiller » ? Les moyens importaient peu dans cette course effrénée à l’argent.
Cela continue par des fugues et des suicides. Les films et certaines publications n’y sont pas étrangers. L’enfant, le jeune homme, la jeune fille sont d’une matière essentiellement malléable. Les faits frappent leur imagination au point de déclencher au fond de leur âme, parfois à leur insu, le mécanisme de l’imitation. Placés dans ces conditions physiques et morales déficientes, qui annihilent leur capacité de résistance, ils deviennent le terrain idéal à l’action de tous les virus. Y pensent-ils, ceux qui écrivent ? J’en reviens au problème qui me hante : la responsabilité du journaliste et de l’écrivain.
VISAGES D’ENFANTS
La liberté de la presse n’est nullement en cause. Mais cette liberté a tendance à se transformer en licence. Cela, aucune conscience honnête ne peut l’admettre. Celui qui a l’honneur de tenir une plume n’a pas le droit de tout écrire. Pas plus qu’un homme qui se respecte n’a le droit de tout lire. L’obligation, qu’il invoque, de fournir à sa clientèle une information complète n’est qu’un prétexte. Un prétexte à exploitation, pour d’inadmissibles fins, de lamentables suicides d’enfants.
Les autorités responsables – à commencer par le chef de l’État – se sont émues de la vague de criminalité parmi les jeunes. Des mesures ont été prises pour interdire toute publication autour de délits commis par des mineurs. Pourquoi n’interviendraient- elles pas pour faire cesser cette même publicité autour des cadavres encore chauds, de pauvres gosses ?
Sur son lit de malade, le vieux clown F. Fratellini aspirait à retrouver l’enchantement de la piste et s’écriait : « Je recommencerai... J’ai besoin, pour vivre, d’entendre des rires d’enfants. »
Des rires d’enfants... Daigne Dieu nous les conserver et les amplifier à travers le monde. Les hommes agiraient peut être moins follement, si avant de commettre leurs sottises, ils se penchaient sur un visage d’enfant.
Louis Le Bartz
Article publié dans Le Crestois du 10 mars 1951