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La fin du siècle !

Conte écrit par Salem, fondateur du Crestois, il y a 124 ans, dans l’édition du 29 décembre 1900.

L’autre soir, deux braves ouvriers suivaient le cours du Joubernon, se rendant chez eux. Ils avaient touché la paye et arrosé, déjà copieusement, l’échéance de la rétribution de leurs labeurs.

C’était le moyen anticipé de trouver la journée trop faible, le patron exploiteur, la femme insuportable et les enfants de trop.

— Dis-donc, Jacques, c’est pas tant la peine de turbiner, Mourrier de Montélimar a prédit la fin du monde pour ce soir !

— Et tu crois à ce que dit ce vieux sorcier, toi, Piarou ?

— Dame ! il avait annoncé le cyclone du 16 août qui est parfaitement arrivé.

— Alors quoi ! c’est pas la peine de porter notre argent chez les macchabées, pas plus qu’à la maison, du reste, puisque nous devons tous périr.

— T’as raison. Mais que faire ?

— Tiens ! une idée ! Allons boire encore un verre. Si nous nous donnons une culotte, tant mieux : nous aurons plus de courage pour supporter le grand voyage.

— Et nous ne nous en irons pas sans culotte ! Allons boire !

Et ils se rendent dans un petit caboulot que je ne veux pas nommer : ce sera pour l’instant le café de la fin du siècle.

Les verres succèdent aux verres, on devise gaîment sur les meilleurs moyens de passer la barque à Caron.

Tout à coup, Jocou dit à Piarou :

— Dis donc, vieux, tu ne t’aperçois pas ?... V’la que ça arrive.

— Quoi qu’y arrive ?

— Mais, regarde-donc : la Tour se met en voyage, le clocher ne finit plus de sonner, les maisons dansent, il y a des ombres entre toi et moi... C’est le commencement de la fin...

—Tiens ! c’est vrai. La tête me tourne aussi. Ça ne va pas tarder.

— Alors vite, encore un verre !

— Encore un verre... je sens que je dégringole dans l’infini !

Ce ne fut pas dans l’infini qu’il dégringola, mais simplement sous la table... où son compagnon ne tarda pas à le suivre.

Quand ils revinrent à eux, ils étaient dans une sorte de cachot, sombre, aux murailles nues et grises.

— Sapristi, dit Jocou, en se frottant les yeux, je crois que le Père Éternel nous a collés en purgatoire ! Entends-tu le tonnerre ?

— Le Purgatoire ? reprend Piarou, attends-donc que je voie... Mais pas du tout, je me reconnais. Nous sommes tout bêtement au violon, et ce que tu prends pour le tonnerre n’est, je ne m’y trompe pas, que l’aubade que donnent les pompiers le premier de chaque année.

— Mais alors, la fin du monde ?

— La fin du monde, imbécile ! Mourrier t’aura annoncé la fin du siècle et tu auras traduit la fin des siècles ! De là à penser à la fin du monde, il n’y a que l’épaisseur d’un petit verre.

— Pas fort ! Mourrier, je suis aussi sorcier que lui.

— N’empêche que tu avais raison tout à l’heure, nous ne sommes qu’en purgatoire et ne sortirons d’ici que pour tomber dans l’enfer... conjugal avec nos poches vides.

— Je m’en souviendrai de la fin du siècle !

Salem

Conte publié dans Le Crestois du 29 décembre 1900