« Un troupeau d’éléphants dans une fabrique d’oeufs »
Tribune du 5 août de Serge Bonnefois, président de la Préservatrice de la Gervanne
Je viens vous témoigner mon inquiétude concernant la pratique de la randonnée aquatique sur la rivière Gervanne. Les beaux jours sont arrivés depuis quelques mois et, avec eux, le monde, dans les gorges d’Omblèze et la chute de la Druise, mais aussi sur pas mal de secteurs de la rivière. Les réseaux sociaux, les médias et la crise du Covid ont considérablement augmenté l’afflux de touristes venant bénéficier de la fraîcheur de ces lieux enchanteurs. Je n’ai rien contre les touristes venant découvrir la chute de la Pissoire et celle de la Druise, mais là où le bât blesse, c’est qu’aujourd’hui nous assistons de plus en plus à la pratique de la randonnée aquatique.
Cette pratique peu onéreuse et simple à mettre en oeuvre peut se pratiquer par le commun des mortels sans avoir affaire à un guide diplômé. Un short, une paire de baskets et une paire de bâtons de randonnée et voilà que la personne en quête de nature se voit remonter les rivières les pieds dans la fraîcheur de l’eau ; voilà pour le tableau. Vous comprendrez alors que cette pratique, multipliée par X personnes, peut être très vite préjudiciable par le piétinement intensif du substrat et de la faune benthique, il peut très vite même devenir une cause de mortalité pour les espèces aquatiques (écrevisses, alevins de truite Fario, invertébrés etc). Imaginez un instant mettre un troupeau d’éléphants dans une fabrique d’oeufs, vous comprendrez le « carnage » !
La rivière est un milieu vivant, avec un biotope bien particulier et qui reste très fragile. Celui de la Gervanne l’est plus encore: avec ses fonds colmatés par le calcaire, la rivière n’est hélas plus en bonne santé. Je n’ose imaginer l’impact que peuvent avoir ces dizaines de piétinements journaliers sur un milieu déjà atrophié. La Gervanne est à protéger, comme doit l’être le site des gorges d’Omblèze. La truite Fario, le chabot, l’écrevisse autochtone (à pâte blanche) et bien d’autres espèces d’invertébrés y vivent, ils composent un biotope essentiel où l’équilibre reste si fragile. Le moindre déséquilibre peut être nuisible à l’une ou l’autre de ces espèces et en tant que président de la préservatrice de la Gervanne et pêcheur, je joue un rôle de protection des cours d’eau et de son biotope. D’ailleurs, la définition d’AAPPMA reste la suivante : Association agréée de pêche et de protection des milieux aquatiques.
Je ne voudrais pas que, dans un futur sans doute proche, la rivière devienne un second « Toulourenc » avec ce que cela implique : pollution de la nature, impact sur la faune et la flore. Je ne saurais que vous rappeler que la truite Fario reste une espèce emblématique de nos rivières du Vercors et du Diois et que l’écrevisse à pâte blanche est en voie de disparition dans bon nombre de vallées, à cause de la maladie mais aussi de l’impact de l’homme. Un bon nombre de rivières sont impactées aujourd’hui par le tourisme et l’être humain, mais aussi par les prélèvements intensifs de l’eau, dans les cours d’eau et les nappes phréatiques. La rivière Drôme entre autres souffre de l’impact des barrages de galets, du tourisme de masse et du prélèvement en eau, impact que nous pouvons aussi retrouver sur la Gervanne.
Avec la problématique de la randonnée aquatique, cela commence à faire beaucoup pour la nature et les rivières et le phénomène est, de plus accentué, par le manque d’eau qui touche l’ensemble du département de la Drôme. Je n’ai rien contre ceux qui utilisent la rivière à des fins de bien-être, mais ne mettons pas en péril ce que la nature a mis des millénaires à construire. Cette année 2022 est à ce jour une catastrophe pour nos cours d’eau, le printemps a connu un déficit de pluie jamais égalé depuis 1959, l’été avec des semaines caniculaires ne fait qu’empirer le phénomène, il ne faudrait pas qu’en plus le plaisir de quelques-uns cause un impact supplémentaire dont les milieux aquatiques auraient pu se passer. Aujourd’hui mon équipe de bénévoles et moi-même avons comme seules armes la parole et le bon sens, afin d’expliquer à tous les utilisateurs de la rivière son fonctionnement, sa vie et qu’il faut surtout en prendre soin, afin de pouvoir la transmettre aux générations futures. « Le principal fléau de l’humanité n’est pas l’ignorance, mais le refus de savoir » (Simone de Beauvoir). Je reste cependant sceptique face à la durée de vie de la pédagogie et je doute qu’elle fonctionne encore bien longtemps devant l’incivisme de l’homme des années 2020.
Serge Bonnefois, président de la Préservatrice de la Gervanne
Tribune publiée dans le Crestois du 5 août 2022