La passion du blues
Laurent Cokelaere, directeur de Jazz Action Valence, nous présente son parcours, ses projets pour JAV et sa passion intarissable pour le blues. Entretien exclusif avec un musicien passionné et passionnant.
Laurent Cokelaere est le directeur de Jazz Action Valence (école de musiques actuelles et lieu de spectacle vivant qui fête ses 30 ans d’existence cette année), mais il a été pendant de nombreuses années un bassiste professionnel très demandé et a joué avec les plus grands, de Michel Fugain à Michel Sardou en passant par Alan Stivell ou Nolwenn Leroy.
Bonjour Laurent ! Tu es depuis quelques temps le directeur de Jazz Action Valence (nous y reviendrons). Peux-tu te présenter un peu pour nos lecteurs ?
Je m’appelle Laurent Cokelaere, je suis bassiste professionnel depuis la fin des années 70, et je suis donc depuis environ un an le directeur de Jazz Action Valence. Je suis originaire de Paris avec des arrières grands parents Drômois. Mon père a eu une envie de retour aux sources et a acheté une maison de vacances dans la Drôme, qui est devenue leur lieu de retraite puis, depuis quelques années, ma maison.
Quand t’es-tu intéressé à la musique ?
Assez jeune. Il faut dire que j’ai eu la chance d’être ado dans les années 70, extrêmement riches musicalement parlant. On a commencé à écouter de la musique avec des copains, mais en 1970 je suis allé voir le film "Woodstock" dans un petit cinéma de quartier, et ça a été un véritable choc !
On a commencé à s’intéresser de plus près aux groupes qui jouaient à cette époque et on a formé notre premier groupe de musique avec des amis. Il manquait un bassiste, et en 1971 je me suis donc mis à la basse, mais ce qui est amusant c’est que ça a été une évidence, je dirais même une rencontre avec cet instrument, une révélation.
Après 2 ans passés au "Berklee College of Music" de Boston et beaucoup de travail je suis devenu professionnel à la fin des années 70.
Quels sont tes bassistes de référence ?
Difficile de n’en citer que quelques-uns, mais si je dois choisir je citerais Jack BRUCE (Cream), Tim BOGERT (Cactus, BBA), Peter CETERA (Chicago), Paul JACKSON (Headhunters), Jannick TOP (Troc, Magma …), James JAMERSON (Motown) et Chuck RAINEY (Aretha Franklin, Roberta Flack, sessions …).
Ton parcours musical est impressionnant. Tu es donc passé par le très prestigieux "Berklee College of Music" de Boston, d’où sont issus de très grands noms de la musique (Phil Collins, Diana Krall, Quincy Jones, Steve Vai, Keith Jarrett, pour n’en citer que quelques-uns). Je ne résiste pas à la tentation de te demander comment c’était !
Très bien ! Il faut bien se remettre dans le contexte des années 70. A l’époque, il n’existait pas d’école de musique autre que les conservatoires qui enseignaient uniquement la musique classique. Mais aux Etats-Unis, il y avait cette possibilité d’apprendre les musiques actuelles, et des gens venaient du monde entier pour apprendre la musique. D’ailleurs, les cours étaient orientés musiques actuelles et culture musicale au sens large, ce qui permettait d’acquérir une vision globale de la musique et pas uniquement de la technique sur son instrument. C’était extrêmement enrichissant.
Tu es ensuite devenu un musicien très demandé. Comment est-ce arrivé, et quelles sont selon toi les qualités requises ?
A la fin des années 70, de retour des Etats-Unis, j’ai retrouvé des copains et on a joué partout, tout le temps. On était des passionnés, on avait nos instruments en permanence avec nous et on en jouait dès qu’on le pouvait. C’est comme ça qu’un jour on m’a proposé de jouer pour des artistes établis, et de fil en aiguille, sans vraiment m’en rendre compte, je suis devenu musicien professionnel. J’ai enregistré plusieurs albums pour des artistes, mais je suis principalement devenu un musicien de tournées.
Il faut bien comprendre qu’à l’époque il y avait à la fois beaucoup plus de demande pour des tournées et à la fois moins de musiciens très compétents (à cause de l’absence d’école de musique) pour y prendre part. Il y avait donc du travail pour tout le monde. J’ai ainsi commencé à accompagner divers chanteurs jusqu’à ce qu’un ami me demande de le remplacer pour la tournée mondiale d’Alan Stivell. J’avais 22 ans et je suis parti sur les routes avec lui pendant 3 ans à travers toute l’Europe. Une excellente expérience, car très libre, très créative et ouverte. C’étaient mes premières grandes scènes (certains festivals accueillaient plus de 50 000 personnes !).
Puis j’ai enchainé avec des artistes français (Jean-Claude Vannier, Buzy, Michel Fugain, etc). Mais depuis toujours j’ai continué à créer ma propre musique et à jouer dans de petits clubs avec des amis.
Tu as donc beaucoup mis tes compétences au service des artistes, dans des genres très divers (chanson, rock, blues, jazz, etc). Quelles sont selon toi les qualités requises ?
Il faut tout d’abord être ouvert, et également bien connaître ton rôle et celui de ton instrument. La basse, par exemple, est là pour faire l’assise, le lien, la base de l’édifice musical, et elle est là pour mettre à l’aise le chanteur. Cela dit, certains artistes, comme Alan Stivell justement, laissent plus d’espace aux musiciens et aux instruments, ce qui permet de s’exprimer de manière plus personnelle.
Quel est ton genre musical de prédilection ?
Assez vite je me suis retrouvé à jouer avec des bluesmen, et cette musique authentique, avec peu de notes et de l’air, me plait beaucoup et me correspond. J’ai beaucoup joué de ce genre en particulier, même si j’aime également écouter de nombreuses choses, en particulier du classique et du jazz, qui est une belle musique de ressource. Mais il faut bien faire la différence entre ce que tu aimes écouter et ce que tu aimes jouer. J’écoute énormément de choses, mais je préfère jouer du blues.
Tu as également créé et joué avec tes propres groupes (Polygruel, Coketales, Sidji Moon, Jessie Lee & the Alchemists...). Est-ce que ces projets sont nés d’une envie de proposer tes propres créations, et que préfères-tu entre le jeu de session et la création personnelle ?
Je ne préfère rien, à vrai dire, ce sont deux choses différentes que j’apprécie. Mais le côté créatif est très important pour mon équilibre. Sidji Moon, en particulier, était un projet très créatif, un duo avec beaucoup d’invités, avec un brassage de styles très large, de la pop anglaise au jazz. Coketales, c’était plus des reprises à notre sauce, le côté créatif était plus centré sur la ré-interprétation que sur la composition. Quand à Jessie Lee & the Alchemists, je ne suis que le bassiste de cette formation, pas le leader, même si l’aspect créatif est très présent dans le groupe.
Finalement, je dirais que les maitres mots sont "plaisir" et "liberté". Tant qu’on prend du plaisir à jouer des chansons, que ce soit les siennes ou celles des autres, et qu’on ne s’interdit rien, alors la musique sonne juste, et surtout authentique.
Tu as une longue et fructueuse carrière derrière toi, mais si tu devais citer un souvenir particulièrement marquant pour toi, quel serait-il ?
J’ai énormément de bons souvenirs (10 ans aux côtés de Nolwenn Leroy, des tournées avec Michel Sardou et Michel Fugain, etc), mais si je devais en citer un je dirais cette émission de télé de 2010 pendant lequel j’ai accompagné Stevie Wonder. J’ai fait partie pendant plusieurs années de l’orchestre qui accompagne les victoires de la musique. La soirée avait lieu au Zenith de Paris, en direct. Au milieu de tous les musiciens invités pour les victoires de la musique 2010 (Maurane, Grégoire, Aznavour, etc), il y avait la légende Stevie Wonder qui a demandé à l’orchestre de l’accompagner sur 2 morceaux alors que ce n’était pas prévu (il devait jouer seul au piano, au départ). Nous avons eu très peu de temps pour apprendre ces deux chansons mais ça s’est très bien passé. Ça reste un de mes plus grands souvenirs, d’autant que Stevie Wonder a été extrêmement gentil et bienveillant à note égard. Il a d’ailleurs envoyé un mail quelques jours après pour remercier l’orchestre. La grande classe...
As-tu des regrets, et y a t’il des artistes avec lesquels tu aurais aimé jouer ?
Je n’ai pas vraiment de regrets, j’ai la chance d’avoir eu une belle carrière. J’aurais aimé faire comme Manu Katché et accompagner Sting ou Peter Gabriel, mais c’est très difficile pour un musicien français de s’exporter à l’international.
Tu es donc un musicien chevronné. Qu’est ce qui t’a donné envie de prendre la direction de Jazz Action Valence ?
Eh bien, on en revient à cette fameuse maison Drômoise. Pendant le premier confinement, je me suis retrouvé, comme tous les intermittents, assis sur mon canapé à me demander ce que j’allais faire. Un ami m’a parlé du poste vacant de directeur à Jazz Action Valence, j’ai eu un entretien et on m’a choisi pour ce poste. Le challenge me plait beaucoup, mais je suis arrivé à la pire période, c’est à dire quand le monde de la culture a été au point mort !
Peux-tu nous présenter cette structure ?
Jazz Action Valence est une école de musique, créée il y a 30 ans avec une vraie orientation jazz, et qui s’est ouverte petit à petit vers toutes les musiques actuelles. C’est également un lieu de spectacle vivant et de ressource pour les artistes, un lieu de rencontres, un espace d’apprentissage et de découvertes, ouvert aux musiciens débutants ou expérimentés, souhaitant pratiquer les musiques actuelles.
Quel est ton projet pour JAV, et quels aspects de la structure aimerais-tu développer ?
Mon objectif premier est de continuer à développer l’école, en redonnant une place plus importante au jazz, qui est une musique exigeante et dont l’apprentissage peut être très profitable pour tous les styles de musiques actuelles.
Et puis, un projet qui me tient vraiment à cœur est de proposer des cours d’instruments orientés sur le blues, qui est un genre musical très peu enseigné en tant que tel à l’heure actuelle en France. Il va donc y avoir tous les cours déjà existants, plus la possibilité d’apprendre de nouveaux instruments comme le trombone, avec un des plus grands spécialistes mondiaux : Denis Leloup.
Enfin, je pense que les meilleurs musiciens sont les musiciens cultivés, ouverts sur tous les styles de musiques, et je compte encourager cette ouverture d’esprit et cette culture musicale au sens large.
Au niveau des événements, quelles sont le dates importantes à retenir ?
Nous avons enfin le bonheur de voir se rouvrir les lieux de spectacles ! Le jeudi 17 juin, nous avons eu la chance d’avoir Jeanne Added, en configuration trio jazz avec Bruno Ruder et Vincent Lê Quang (qui était sa formation avant qu’elle ne soit connue avec ses albums de pop électro), et c’était le seul concert d’ici l’été. Ça a été une très belle soirée !
La saison prochaine (à partir de septembre, donc), est en cours de programmation mais sera particulièrement enthousiasmante, avec entre autres Henri Texier, Laurent Coulondre, Denis Leloup, Tony Paeleman, ou encore une superbe masterclass le 18 Octobre avec la base rythmique du groupe Magma (Christian Vander, Jimmy Top, Simon Goubert et Thierry Eliez).
Concernant les masterclasses, je précise également qu’il y aura des masterclasses en résidence, c’est à dire qui seront bien plus développées que les masterclasses habituelles et dureront plus d’une journée (citons par exemple Eric Sauviat, grand spécialiste français de la guitare blues, ou Loïc Pontieux à la batterie). Toutes ces masterclasses seront suivies de concerts dans différents lieux de la ville, toujours pour développer cet esprit d’ouverture.
Pour la programmation complète des concerts et masterclasses, vous pouvez visiter notre site internet.
Une petite question : maintenant que tu es directeur de Jazz Action Valence, vas-tu continuer à donner des concerts, avec tes groupes ou en tant que musicien de cessions ?
Alors, je vais continuer à jouer avec mon groupe actuel, Jessie Lee & the Alchemists, avec lequel je prends beaucoup de plaisir, mais pour ce qui est des cessions j’ai déjà passé la main à la jeune génération, et je ne vais plus faire de prestations comme j’ai pu le faire. Sauf si Stevie Wonder me le demande ! (rire)
Tu es capable de tout jouer, mais tu es avant tout un passionné de blues. Peux-tu nous présenter ce genre musical particulier ?
Le blues est une musique très authentique née au début du XXème siècle aux Etats-Unis. Elle vient en particulier du mélange des cultures entre les ex-esclaves noirs affranchis du sud des Etats-Unis et les colons français, anglais et autres, qui se retrouvaient le soir sur les places des villes pour jouer de la musique ensemble, certains amenant un instrument de musique, souvent rudimentaire.
Le blues est donc une musique de personnes pauvres, ayant besoin de tout et racontant leur quotidien difficile. Sans rentrer dans trop de détails techniques, ce choc de cultures a créé le blues, et en particulier la gamme des accords de blues, dont la fameuse "blue note" ("note bleue", une tierce mineure sur un accord majeur, pour les musiciens), cette note qui est immédiatement reconnaissable.
Cette musique s’est développée doucement et s’est petit à petit exportée d’abord dans les grandes villes américaines, puis vers l’Europe à travers l’Angleterre dans les années 60 grâce notamment à John Mayall, aux Rolling Stones, etc. C’est donc un genre musical récent (un peu plus de 100 ans) et qui est à la base du jazz et du rock, et il y a très peu de musiques à l’heure actuelle qui ne s’inspirent pas au moins en partie du blues.
Le blues est une musique assez simple techniquement mais qui nécessite une grande authenticité pour sonner juste.
Pour quelqu’un qui veut découvrir un genre musical, il est souvent difficile de se repérer dans la profusion d’artistes et d’albums disponibles. Alors pour les lecteurs du Crestois, peux-tu nous donner ta sélection des albums incontournables pour qui veut découvrir le genre ?
Avec plaisir ! Là encore je suis obligé de me retenir d’en citer plus (il y en a tellement à découvrir!), mais voici une sélection d’incontournables absolus pour découvrir le blues :
- BB King - Completely Well
- Albert King - New Orleans Heat
- Robert Johnson - Complete Recordings
- Buddy Guy & Junior Wells - Play the Blues
- John Mayall - & the Bluesbreakers feat. Eric Clapton – Album éponyme
- Muddy Waters - Electric Mud
- Johnny Winter - Second Winter
- Robben Ford - Robben Ford & the Blue Line
Merci beaucoup Laurent, je te laisse le mot de la fin !
Merci beaucoup pour cette interview, j’espère que cela vous aura donné envie d’écouter du blues, et pourquoi pas de venir apprendre la musique à JAV !
Propos reccueillis par Olivier Chapelotte
Disquaire à la Fnac de Crest
Photos : © Vincent Le Gallic
La playlist “Découverte du blues” par Laurent Cokelaere
- Lonnie Johnson : Woke Up with the Blues in my Fingers / Blues
- Robert Johnson : Come On in My Kitchen / Blues
- Muddy Waters : Mannish Boy / Chicago Blues
- Willie Dixon & Howlin’ Wolf : Back Door Man / Chicago Blues
- Buddy Guy & Junior Wells : Bad Bad Whiskey / Chicago Blues
- Aretha Franklin : Dr. Feelgood / Soul Blues
- B.B. King : You’re Losin’ Me / Rhythm’n’Blues
- B.B. King : Thrill is Gone / Blues mineur
- Little Richard : Long Tall Sally / Rock’n’Roll
- Jerry Lee Lewis : Great Balls of Fire / Rock’n’Roll
- Elvis Presley : Heartbreak Hotel / Rock’n’Roll
- John Mayall & the Bluesbreakers (feat. Eric Clapton) : Key to Love / Blues Boom
- Cream : Sleepy Time Time / Blues Rock
- Led Zeppelin : I Can’t Quit You Baby / Blues Rock
- Johnny Winter : It’s My Own Fault / Blues Rock
- Charles Mingus : Boogie Stop Shuffle / Jazz Blues
- Robben Ford : Worried Life Blues / Jazz Blues
- Jimmy Smith & George Benson : I’ll Drink to That / Jazz Blues
- Medesky, Martin & Wood : Hey-Hee-Hi-Ho / Jazz Blues
- Ali Farka Touré : Erdi / Ethnic Blues
Article publié dans Le Crestois du 27 août 2021